Eric Legret,

à l’ombre des musiciens

Article paru dans Trad Magazine

Révélateur – La fibre humaniste

De son enfance à Bagneux, banlieue rouge du Sud parisien, Eric Legret garde le souvenir chaleureux d’une cité métissée, partageuse, d’une ouverture de cœur, de culture et d’esprit qui dessinera son chemin. Embarqué, adolescent, dans des études de lettre, c’est l’aventure d’un journal lycéen militant, « Cactus », qui l’orientera vers la photographie — nous sommes en 1986, les manifestations lycéennes contre la loi Devaquet battent leur plein. « C’était un journal autonome et engagé, bricolé, où tout le monde faisait tout. De fil en aiguille, par décantation — j’avais un Balda, un appareil allemand très rustique… — on m’a confié la partie photo. » Le journal gagne même le premier prix du travail journalistique d’un concours national, soit une carte blanche d’une double page dans le quotidien Libération. À 18 ans, le jeune photographe livrera ainsi son premier reportage à la presse nationale, sur un thème social : les premiers SDF du métro parisien, ces accidentés de la vie qu’on appelle alors les « galériens » en opposition aux clochards.

Ce Paris du tournant des années 90 semble a bien des égards une ville à hauteur d’homme, où le commun et les célébrités se côtoient au quotidien. À cinquante mètres du lycée, se trouve un labo réputé où Robert Doisneau vient développer ses films, et c’est tout naturellement que le lycéen a plusieurs fois l’occasion d’échanger au comptoir du magasin, en toute simplicité, avec le maître. Les silhouettes d’autres artistes, tels Renaud ou Coluche, se croisent aussi dans les rues ou dans les bars. Après le bac et un rapide passage à la Sorbonne, le virage est pris : une petite agence, le ‘Studio de Paris’, l’embauche, « Me voilà de facto photographe professionnel. » Il découvre le travail de commande, événementiel, reportage social et politique, se retrouve propulsé dans la horde des photographes qui font le siège de l’Élysée pour mitrailler François Mitterrand, le président d’alors. «  C’était un milieu macho, un peu rude quand tu es jeune, mais c’était formateur, il fallait faire son trou, trouver le bon placement, anticiper, travailler rapidement. » Autres temps, autres mœurs, l’armée le rattrape. Objecteur de conscience, il dégote une affectation au Centre Pompidou, où il sera assistant d’exposition. Poste idoine : on lui demande notamment des reportages photo sur « les publics » des grandes expositions. L’une d’elles le marquera durablement, intitulée « Le mythe W. Eugene Smith – 12 photographes héritiers d’une tradition humaniste ». Il voit alors passer entre ses mains des négatifs et des tirages de Sebastiao Salgado, Jane Evelyn Atwood ou Cristina Garcia Rodero… Cet héritage, ce regard, sera le sien. La mode est pourtant à la « photographie nouvelle », au décadrage, à la série, au concept… « Être dans le vent est une ambition de feuille morte. », l’humain restera son sujet, il n’en démordra plus.

Rencontre.

La musique n’est jamais loin. « À Bagneux, tout était mélangé, antillais, maghrébins, africains, cultures urbaines et étrangères, c’était une vraie chance, ça m’a appris à communiquer, à aller vers l’autre naturellement. Quand on passait chez un copain, on rentrait dans une famille, on partageait un repas, tout un univers à chaque fois, et il y avait toujours un frangin, un cousin musicien. La derbouka ou l’oud sont des instruments qui sonnent pour moi tout à fait familiers. » Il écoute du rap (NTM, NWA), du raï ( Raïna Raï, Cheb Khaled, Ferhat Imazighen Imula), Dylan, Led Zeppelin, de la chanson française… Il assiste à des concerts et donne des coups de mains à de jeunes groupes pour leurs press-books.

      « En 1990, en plus de mon poste à Beaubourg, il m’arrivait de travailler avec le théâtre de Bagneux. Léo Ferré devait s’y produire, dans un chapiteau installé sur un terrain vague voisin, la programmatrice m’avait invité à passer. Léo Ferré, c’était quelqu’un pour moi, il avait forgé mon esprit et ma conscience politique résolument libertaire, mais je n’étais pas ‘fan’ à proprement parler, je ne le voyais pas comme une idole, ça aurait été un contresens. » Il s’y rend, intimidé quand même. La rencontre se fait autour d’une cigarette, naturellement. « J’y ai passé la journée. Je n’avais qu’une bobine en noir et blanc. Ce sont évidemment des moments inoubliables, et mes premières vraies photos de scène… J’ai gardé ces images jusqu’à sa mort, en 1993, ce n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui de les diffuser ou de les montrer. J’ai refusé de les vendre à Barclay, qui était à la recherche de photos inédites pour sortir des compilations, mais son fils Mathieu a vu les images et m’a adressé aux éditions Vent d’Ouest qui éditaient des bandes dessinées sur les grands noms de la chanson française. Ils s’en sont servi pour la couverture du recueil « Léo Ferré ». »

Fixateur – Le chaudron musical du Centre Bretagne

A l’issue de son service civil, il retourne en agence, couvre différents sujets, de la mode au portrait, du social, du politique, un peu de spectacle vivant en parallèle. En 1996, l’imprévu s’invite en la personne d’une voisine d’immeuble : « Avec des copains, on fait un petit festival en Bretagne, ça te dirait de le couvrir ?… » Cela s’appelle les Vieilles Charrues, c’est la troisième édition ‘urbaine’ du festival. L’affiche est déjà alléchante, avec Zebda, Miossec… Pourquoi pas ? Les autres noms sonnent bien bretons, ne lui disent rien… « J’ai découvert un monde que je ne connaissais pas du tout, d’ailleurs, je ne connaissais pas la musique bretonne… » Mais il est pris, saisi, dans ce tourbillon de musique et de danse, les rencontres se multiplient, les découvertes aussi. « Ne rate surtout pas Ar Ye Yaouank ! Ni le fest-noz ! » lui conseille-t-on. Il s’exécute et nouera dès ce premier séjour des amitiés qui resteront, ainsi, entre autres, les frères Guichen, Stéphane de Vito… « De par ma culture musicale où se mêlaient musique traditionnelle et rock, Ar Re Yaouank me parlait forcément… » L’engouement, la danse, le mélange des générations marque un contraste inattendu avec le rythme parisien. Et le sentiment aigu « qu’ici, il se passe quelque chose… »

      Retour à Paris, la question se pose « Qu’est-ce que je veux faire en photographie ? » La photo de scène et d’artistes l’attire depuis quelques années, il suit déjà de près les travaux d’un Youri Lenquette, Anton Corbijn ou Claude Gassian, le photographe de Rock&Folk. Ce qu’il a vécu cet été-là agit comme un déclencheur. « J’ai tout largué, cinq mois plus tard, j’étais revenu à Carhaix, cette fois, pour m’installer ». Plus précisément à Treffrin. « J’ai compris tout de suite en arrivant à Carhaix que j’étais dans un bassin de musique traditionnelle d’où émergeaient une foule de nouveaux groupes… On m’avait dit : « Ici, tu tapes dans un caillou, tu as dix musiciens qui sortent ! » Ce n’était pas faux. » Il est impressionné par le talent, le renouvellement musical et le niveau de pratique instrumentale. Conforté aussi par le croisement des styles musicaux, l’ouverture au jazz et aux musiques du monde. La Grande Boutique, créée à cette époque à Langonnet par Bertrand Dupont pour animer une saison culturelle en Centre Bretagne, correspond parfaitement à cette attente. « Le lieu développait aussi un volet danse contemporaine, avec la Compagnie Aziliz Dañs de Cécile Borne, un autre champ pour la photographie mais aussi pour la musique, car y collaboraient des musiciens, telle la contrebassiste Hélène La Barrière ou Patrick Molard. »,À l’occasion de fest-noz ou de concerts, il croise aussi des photographes bretons, Michel Thersiquel, Hervé Ronné et, bien sûr, personnalité brestoise talentueuse et rock’n’roll, le regretté Louis Blonce…

      Devenu indépendant, Eric doit diversifier son travail pour en vivre. « Il m’a fallu un peu de temps pour me faire connaître mais le bouche-à-oreille a bien fonctionné et, rapidement, j’ai fait la connaissance de nombreux artistes : Soïg Siberil, Erik Marchand, les frères Molard, les tout jeunes Yann Le Corre et Jonathan Le Dour, ou un Bernez Tangi, à la blanche chevelure, dont l’aura n’était pas sans évoquer celle de Ferré… Et puis les fest-noz, bien sûr, et tous les couples de sonneurs et chanteurs… Jean-Louis le Vallégant, directeur du secteur disque de Coop Breizh, le fera alors travailler sur les pochettes d’albums de Pat O’May, Soïg Sibéril et Noluèn Le Buhé. Il en réalisera plus d’une centaine par la suite pour différentes productions. Dernières à sortir : Ronan Le Bars Group, Etienne Grandjean & Soïg Siberil, Hadouk quartet, Solas…

Il y a aussi les festivals, dont certains lui font confiance depuis 15 ans : le festival des Vieilles Charrues, qui fut un peu la porte d’entrée, particulièrement, depuis quelques années, la scène Gwernig, sa scène de cœur, dédiée aux musiques de Bretagne et du monde, ou encore le Festival Fisel de Rostrenen, la Nuit de la Gavotte à Poullaouen.

La presse, locale et nationale, reconnaît aussi son travail, il est un contributeur régulier des revues Ar Men, Bretagne Magazine, Jazz Magazine, Guitare magazine, Trad Mag, Accordéon Magazine…

Avec les musiciens, il aime travailler en amont, les accompagner depuis la création jusqu’aux concerts. « Ce que j’essaie de faire, ce à quoi je tends, ce n’est pas tant de trouver le bon éclairage, mais de fixer ce moment de scène où l’artiste va être dans une expression, une recherche qui va définir son caractère, son intention créatrice, l’inspiration. » C’est à l’aune des retours des musiciens, s’ils se reconnaissent, qu’il juge de ses réussites. Il y a aussi le travail photo sur le public, les ambiances, la danse, les atmosphères. Eric reconnaît un goût marqué pour les lieux intimistes plutôt que les grosses scènes aux lumières écrasantes, quand les photographes au coude à coude dans la fosse font à peu près tous les mêmes photos.

Participant au bouillonnement artistique local, il ira jusqu’à créer le café-images/concert l’Atelier dans l’ancien café du bourg à Treffrin, de 2005 à 2009, un lieu mythique où chantèrent les sœurs Goadec. C’est ici, par exemple, qu’il débute ses concerts musicaux avec photo projetée, dont le spectacle ‘Un bout de chemin’, qui tourne actuellement avec Soïg Siberil, est le prolongement direct.

Après 2009, il se consacre de nouveau entièrement à la photo. Ses expositions sont amplement diffusées dans la région, dans les festivals, les médiathèques, les centres culturels. La musique toujours, mais pas seulement. Refusant de s’enfermer et souhaitant garder un pied dans le reportage, il réalise en parallèle un très beau livre sur le Gouren, la lutte bretonne, suit les mouvements sociaux et effectue un travail de transmission en intervenant auprès d’étudiants, de lycéens et de collégiens.

En vingt années, le photographe a fait souche. En 2017, ce seront aussi les vingt ans de La Grande Boutique, un livre est prévu pour l’occasion où le travail de captation entamé dès les origines par Eric aura la part belle.

Autre boucle temporelle, Jean Rochard, directeur artistique du label Nato, s’apprête à sortir un album de Tony Hymas, où le pianiste anglais revisite Léo Ferré, et dont les visuels mêleront ses premières photos de Léo et celles qu’il a réalisées de Tony ces dernières années.

Vingt ans et la magie perdure. Son dernier choc musical, de ceux qui vous confortent dans le sentiment d’avoir pris le bon chemin, remonte à quelques semaines, lors du festival Couleurs du Monde. Quand Tcha Limberger, musicien hongrois, multi-instrumentiste virtuose, non-voyant, partage une session de luxe à La Grande Boutique, avec François Corneloup, Jacky Molard, Timothée Le Net, Florian Baron… « La magie de l’instant. Tu ressens qu’il se passe quelque chose, il y a le plaisir des musiciens, leurs regards, tout est fluide. Ce sont ces grands moments de beauté et de poésie qui font le sel de l’existence. »

© Erwan Larzul

***

https://www.facebook.com/eric.legret.7